Ma révolution libanaise, Paris, 2019

À mon retour de la révolution, j’étais passé déjeuner chez ma mère. Souvent quand je partage un repas avec elle, je le partage avec douze autres personnes. Tout le long du repas, elle appelle ses cousins, ses cousines, ses frères pour leur annoncer qu’elle déjeune avec moi, si bien que, le repas terminé, je me demande si j’ai mangé avec elle ou avec toute sa famille. À chaque fois, elle me tend le téléphone de force : « Dis bonjour, Sabyl ! Dis bonjour ! » Parfois je me tords dans tous les sens pour qu’elle n’y parvienne pas. Elle est prête à tout, à me frapper et me hurler dessus. Elle ne comprend pas pourquoi je ne veux pas parler à toute sa famille, tout le temps, « c’est important la famille, Sabyl, c’est sacré ». Cette phrase ; elle me la whatsappe quand je refuse ses invitations à passer des vacances estivales en famille au Liban, je lui dis : « Maman, je n’ai pas envie. » Elle me répond « Oui, je sais », et dans ce « Oui, je sais » je lis toute la tristesse d’une mère de ne pas avoir transmis à son fils l’idée de l’importance de la famille. Elle me l’a pourtant transmise et ce livre en est la preuve, mais elle ne le voit pas ainsi. Ce n’est pas suffisant pour elle, ce n’est jamais suffisant, elle a besoin de voir tout le monde réuni à une même table, le sourire aux lèvres même si personne ne veut sourire. Si par malchance quelqu’un ne parle pas lors d’un repas, s’il reste silencieux, elle l’apostrophe par son prénom et ajoute : « Alors, tu ne parles pas ? Pourquoi tu ne parles pas ? Tu n’es pas heureux d’être ici ? Avec nous ? Avec ta famille ? »

Quelquefois, entre deux appels, ma mère me raconte une histoire, une histoire sans virgule ni point, simplement avec quelques points d’exclamation. Ma mère ne respire pas entre les phrases, c’est un rouleau compresseur. Un jour, elle m’a avoué que parler beaucoup lui permettait de ne pas devenir folle. « Si je ne parlais pas autant je serais dans un asile Sabyl et plus je vieillis plus je me souviens de choses ! Des images me reviennent et j’ai besoin de les sortir de moi comme ce curé quand j’étais jeune qui m’avait touch… non je n’aime pas parler de ça je n’aime pas du tout ! Je parle trop, vous avez raison ton père et toi ! »

Cette fois-ci, elle m’a avoué combien elle regrettait de n’avoir pas vécu près de ses parents, ses amis, ses cousins de n’avoir pas été au Liban pour vivre la guerre auprès d’eux, d’avoir seulement regardé la guerre, elle ne comprend pas pourquoi elle a fait cette erreur, et a vécu « dans ce pays de merde ». Ce pays, c’était la France.

En l’écoutant, j’ai compris que ma révolution libanaise était là, dans cet appartement. Je devais interroger mes parents. À l’âge de trente et un ans, je ne savais rien de leur passé, de leur arrivée à Paris, de leur guerre du Liban et de la souffrance qu’a été l’exil pour eux. Je ne connaissais pas même les métiers qu’ils avaient exercés. À l’école, sur les fiches à remplir de début d’année, aux questions profession du père et de la mère, j’inscrivais : « espion et prostituée ». Je n’écrivais pas ça pour me moquer de mes enseignants mais parce que je le pensais. Mon père parlait plusieurs langues, il se mêlait de politique et de culture et il n’avait aucun horaire de bureau. Ma mère, elle, rentrait très tard la nuit habillée d’une robe, chaussée de talons aiguilles et toujours très maquillée. Que pouvaient-ils être d’autres qu’espion et prostituée ?